Ursula
Mais qu'est-ce qui pousse une Frenchie comme toi à donner des cours d'ornamentation baroque française en Californie du Sud, me demande Ursula il y a 13 ans, lors de notre toute première rencontre, celle qui a scellé notre amitié. La faim, réponds-je.
Quand j'ai connu Ursula, elle vivait sur un voilier de 12 mètres dans la marina de San Diego avec son ex mari et la nouvelle épouse de ce dernier. On s'entend très bien, tous les trois, dit-elle. Je vois ça, réponds-je, admirative.
A qui le tour?
L'habitat d'Ursula change au gré de ses amours. Elle passe du voilier à une maison de cinq pièces surplombant Point Loma grâce à un mec rencontré à Boston. Les fêtes, répétitions, concerts privés se succèdent dans cette habitation de rêve. Mais tout a une fin, le mec en question disparait de la vie d'Ursula qui loue ensuite un studio quelques rues plus bas, part vivre en Australie pour partager le loft d'un architecte, revient à San Diego, ben ton Australien, lui demande-je? Qui??? Elle habite maintenant dans son office space, un bon neuf mètre carrés. Mais j'ai rencontré un mec extraordinaire, me dit-elle la semaine dernière, j'arrive pas à y croire, Ariana, c'est le bon.
Allez, on déménage.
Ursula est née à Köln, en Allemagne, et les raisons de son immigration aux US me sont inconnues, un mec, sans doute.
Je n'ai jamais regretté d'avoir engagé Ursula dans notre formation de chambre (je parle musique, bande de pervers), parce qu'elle sait TOUT faire: organiser les concerts, préparer l'ordre des morceaux sur Excel, rouler ses clopes au volant de sa voiture, composer les programmes, faire un thé dans les règles de l'art, engager un bon ingénieur du son, avoir du tact -- la vache, Ariana, t'es E-NORME! T'attends des jumeaux pour la semaine prochaine? Non, Ursula, j'accouche dans 5 mois... y'en a qu'un. -- , mettre les gens à l'aise, -- pourquoi t'es célibataire à ton âge, demande-t-elle à mon beauf, t'es gay? --, éviter les livres à tout prix, jurer en allemand en plein concert, nettoyer sa Volvo trois fois par semaine, couper une pomme...
Et parce que c'est Ursula, elle découvre dans les affaires de Phyllis des adaptations de standards de jazz des années 50, retrouve l'arrangeur, un bassiste dont elle entend vaguement le nom sur une radio locale, le contacte, organise un concert exclusif pour notre formation. L'arrangeur est dans la salle, il avait oublié l'existence de ces partitions, il a un grand sourire quand le public lui fait une standing ovation.
Et parce que c'est Ursula, elle organise un soir un bonfire sur la plage de Coronado, elle garde l'emplacement depuis le matin, et réunit quelques amis. On mange très bien, on boit très bien aussi, et puis le moment vient où chacun doit jeter au feu quelque chose auquel il renonce, ou dont il peut enfin se délester. Je ne me souviens plus de ce que j'ai brûlé, mais j'ai le souvenir de cet ami d'Ursula qui a jeté au feu trois cartons entiers de paperasse, mon dossier de divorce, explique-t-il, je suis enfin libre, et j'ai la garde des enfants. On regarde tous béats ces larmes de frustrations et de bataille se transformer en étincelles. Quand vient son tour, Ursula, émue, se lève, jette solennellement son paquet de tabac, voilà, dit-elle, c'est fini, j'en ai assez de cette dépendance, j'arrête de fumer.
Cinq minutes après, elle se tourne vers moi: Ariana, t'as pas une clope?
Suggestion Musicale du Jour, pour Ursula:
Innsbruck, Ich muss dich lassen
Heinrich Isaac
Concentus Musicus Vienna